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Titel
La cause des autres. Une histoire du dévouement politique


Autor(en)
Christin, Olivier
Erschienen
Paris 2021: Presses Universitaires de France (PUF)
Anzahl Seiten
324 S.
von
Emma Tieffenbach

Dès les premières lignes de La cause des autres, Olivier Christin, professeur à l’université de Neuchâtel et directeur d’études à l’École pratique des hautes études, explicite les enjeux de cette «histoire du dévouement politique» qu’il a le projet de reconstituer. Il s’agira de voir si l’enquête permet d’élucider les propos surprenant de Tocqueville sur l’individualisme triomphant des sociétés démocratiques, dont la forme la plus spectaculaire est le désengagement des affaires publiques, le «repli sur soi» et la tendance à prendre retraite dans la sphère privée du travail ou de la famille. Selon Tocqueville, ces vices renforcent l’isolement des individus qui, arrivés au terme d’une révolution démocratique, semblent oublier le besoin qu’ils pourraient avoir, un jour, de la bienveillance de leurs semblables. Par contraste, dans les sociétés aristocratiques, l’immobilisme des classes sociales incline leurs membres à l’oubli de soi et au renoncement, les liens d’entraide entre les membres d’une même classe paraissant plus forts lorsque la possibilité d’ascension sociale est nulle.

Ce qui fait l’étrangeté de ces observations, explique Olivier Christin, c’est le contraste qu’elles forment, à la même époque, avec les appels au dévouement politique formulés par certains penseurs républicains qui, pour insuffler l’esprit civique, mobilisent une série de figures légendaires ou historiques qui portent les noms aujourd’hui oubliés de Brutus, Scaevola, Decius, Marcus Curtius. Leurs actes de dévouements extrêmes, racontés une première fois par Tite-live, Cicéron, Salluste, Virgile ou Horace, auraient rendu possible la naissance ou la survie de la République romaine. Si toutes ces figures n’ont pas œuvré de la même manière à la défense des libertés républicaines, leur héroïsme tient à la façon dont ils ont payé, l’un de sa main, l’autre de sa vie, l’autre encore de celle de ses enfants, leur détermination à faire reculer les ennemis de la République.

Aussi différentes soient les formes de dévouements extrêmes dont ils ont fait preuve, leurs actes ont ceci en commun d’être entièrement volontaires, de montrer un degré de renoncement propre à les rendre moralement optionnels et d’avoir été légitimement applaudis en raison de leur rôle crucial dans l’avancement de l’intérêt général. «[L]ouables et non exigibles, exemplaires et presqu’inimitables» (p. 16), les sacrifices exceptionnels de ces héros antiques les font relever de la catégorie des actes dit «surérogatoires» qui, selon le philosophe James Urmson (1958) complètent les trois catégories normatives traditionnelles des actes «obligatoires», «permis» et «interdits».

L’histoire du dévouement politique que raconte Olivier Christin retrace le sort contrasté et inattendu qui a été réservé à ces héros de la fondation de Rome. Avec le niveau d’érudition nécessaire à l’entreprise, en privilégiant «des auteurs de second rang, des ouvrages de compilation, des manuels scolaires et des recueils de lieux communs, des discours et des sermons» (p. 12), son enquête raconte la postérité équivoque de ses figures. Au sein de la tradition chrétienne d’abord puis chez les humanistes italiens (chapitre 2), avant de passer aux sociétés de cours européennes (chapitre 3), au traitement des Lumières françaises (chapitre 4), et, pour finir, aux discours rassembleurs de certains protagonistes de la Révolution française (chapitre 5). C’est la force de l’analyse d’Olivier Christin que de mettre minutieusement en évidence, citations à l’appui, les réajustements et réinterprétations qui ont été nécessaires pour que ces dévoués de la cause publique que sont Brutus, Scaevola, Decius, Marcus Curtius soient, à chaque fois, à même de servir les causes politiques les plus divergentes. À commencer par le traitement, plus ambivalent que dépréciatif, que le christianisme fait de ces héros païens dont le tort est de s’être limité à des causes trop mondaines, trop éclatantes, mais dont l’abnégation extrême, en raison justement de sa vanité, se présente comme exemple à dépasser. Lorsque les humanistes des Républiques italiennes s’emparent, à leur tour, de ces figures antiques, c’est pour rappeler cette fois-ci aux détenteurs des diverses fonctions publiques qu’ils doivent rester humblement au service de la Cité. À l’Âge classique, l’auteur détecte un «tournant aristocratique» (p. 148) dans la façon dont nos héros antiques réapparaissent dans des récits destinés aux sociétés de cours, où leurs actes de bravoure deviennent l’apanage d’une élite qui s’en sert pour assimiler la vertu civique à la gloire militaire. Mais dans ces remplois successifs, la rupture la plus importante a lieu au XVIIIe siècle à la faveur d’un «retournement» rendu possible par les Lumières françaises qui vont se charger de démocratiser la vertu civique en la mettant à la portée de tous (ou presque). Désormais l’affaire du plus grand nombre, le sens civique de ces héros ne peut plus relever du surérogatoire, puisque les «petits sacrifices» qui l’incarnent – voter, être bénévole, faire campagne, écrire des lettres aux sénateurs – sont donnés comme des obligations auxquelles le bon citoyen apprend, parfois à ses dépens, à ne pas se soustraire.

Qu’en est-il aujourd’hui de la prévalence de ce sens civique? S’il est tentant de penser, à l’instar de Tocqueville il y a deux siècles, qu’il est en retrait – l’abstentionnisme des jeunes lors des élections en témoigne – Olivier Christin souligne qu’on aurait toutefois tort de ne pas le voir «dans les nouvelles actions militantes conduites au sujet de l’environnement, des droits des minorités, de l’antispécisme, qui prennent souvent initialement la forme d’actions individuelles spectaculaires et coûteuses» (p. 12). Peut-être. Si c’est le cas, il vaut néanmoins la peine de souligner que ce serait au prix d’une nouvelle «mutation du discours» que les militantismes «globaux» ici évoqués – la défense du droit des animaux, des espèces végétales et des réfugiés – compteraient bel et bien comme les dernières manifestations cosmopolites d’un civisme qui, jusque-là, était compris comme la vertu d’un citoyen, d’un sujet ou d’un Prince. En bref, une notion inscrite dans ses relations à un État dont les prérogatives sont confinées à un territoire politique donné, et dont le dévoué est le citoyen, le sujet ou le dirigeant.

Zitierweise:
Tieffenbach, Emma: Rezension zu: Christin, Olivier : La cause des autres. Une histoire du dévouement politique, Paris 2021. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(1), 2023, S. 50-51. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00120>.